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Mercredi 6 octobre 1965

 

Jimmy se réveilla peu à peu, sans être conscient d’autre chose que d’un épouvantable froid. Ses dents claquaient, sa peau le brûlait, ses doigts et ses orteils étaient gourds. Et pourquoi n’y voyait-il rien ? Tout autour de lui n’était que ténèbres, obscurité totale. Il se rendit compte également qu’il était enveloppé dans quelque chose d’inconnu qui l’enserrait. Emprisonné ! La panique l’envahit. Il se mit à hurler, à griffer frénétiquement ce qui l’entravait, et finit par se libérer, mais le froid persistait. Il y avait d’autres objets autour de lui, mais il avait beau pousser des cris, arracher, déchirer, il ne pouvait se sortir de là, discerner la moindre lumière ou sentir la moindre chaleur. Alors il hurla, sans rien entendre d’autre que le battement de son cœur qui rugissait dans ses oreilles.

 

Otis Green et Cecil Potter, qui s’étaient rencontrés sur la 11e Rue, arrivèrent au travail ensemble. À 7 heures tapantes – quel bonheur que de ne pas avoir à pointer et de travailler dans un endroit civilisé –, ils déposèrent leurs paniers-repas dans le petit placard d’acier qu’ils s’étaient réservé : pas besoin de serrure, il n’y avait pas de voleurs ici. Puis ils vaquèrent à leurs tâches.

Cecil entendait ses « bébés » l’appeler : il se dirigea vers leur salle, leur lançant d’une voix pleine d’affection :

— Salut les gars ! Ça va ? Tout le monde a bien dormi ?

Otis, de son côté, s’attela à la besogne la moins agréable de sa journée. Sa poubelle à roulettes était toute propre ; il la poussa jusqu’à la lourde porte d’acier de la chambre froide, qu’il ouvrit. Il eut à peine le temps d’apercevoir une silhouette qui passa à sa hauteur en hurlant comme un damné.

— Cecil ! s’écria Otis. Viens donc ! Jimmy est toujours vivant ! Il s’est fait la malle, faut qu’on l’attrape !

Le grand singe piaillait, pris de panique, mais après que Cecil lui eut parlé un instant, puis tendu les bras, l’animal s’y précipita et ses cris perçants se réduisirent à de faibles plaintes.

— Bon Dieu, Otis, dit Cecil en le berçant, comment est-ce que le docteur Chandra a pu faire ça ? Le pauvre gamin a été enfermé dans le congélo toute la nuit ! Allons, Jimmy, calme-toi, calme-toi ! Papa est là, fiston, tout va bien !

Les deux hommes étaient sous le choc. Le cœur d’Otis lui paraissait battre la chamade, mais tout cela était sans conséquences. Le docteur Chandra sera ravi que Jimmy n’y soit pas passé, songea-t-il.

Même un maniaque de la propreté comme Otis ne pouvait faire disparaître du congélateur l’odeur de mort qui y régnait, malgré les désinfectants et les désodorisants. Un remugle, non de décomposition mais de fragrances plus subtiles, l’entoura tandis qu’il allumait l’interrupteur, révélant l’intérieur d’acier inoxydable. Bon Dieu, Jimmy avait fait de sacrés dégâts ! Il y avait partout des rats morts sans tête, des poils blancs, des queues nues obscènes, des sacs déchirés. Et derrière, d’autres, plus grands, déchiquetés eux aussi. Soupirant, Otis en prit des neufs dans une armoire et entreprit de remettre un peu d’ordre. Une fois les rats morts de nouveau emballés, il tendit la main et attira vers lui le premier des deux grands sacs, fendu de haut en bas, révélant son contenu.

Otis ouvrit la bouche et poussa un cri aussi perçant que ceux de Jimmy. Il hurlait toujours quand Cecil arriva à la hâte. Semblant ne pas le voir, Otis fit demi-tour et s’enfuit à toutes jambes, courut dans les couloirs, dans le foyer, puis sortit du bâtiment, descendant la 11e Rue jusqu’à chez lui, au premier étage d’une maison miteuse.

Celeste Green déjeunait avec son neveu quand Otis surgit dans la cuisine ; tous deux se dressèrent d’un bond, oubliant les diatribes passionnées de Wesley contre les crimes de l’homme blanc. Il fit asseoir Otis sur une chaise pendant que sa tante allait chercher un flacon de sels. Une fois revenue, elle le repoussa.

— Wes, tu sais quel est ton problème ? Tu es toujours dans le chemin ! C’est pour ça qu’Otis te traite tout le temps de bon à rien ! Otis ? Otis chéri, remets-toi !

La peau d’Otis était passée d’un brun sombre à un gris pâteux qui ne changea guère quand les vapeurs d’ammoniaque lui montèrent au cerveau, mais il revint à lui en secouant la tête.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Wesley.

— Une femme en morceaux... chuchota Otis.

— Comment ça ? s’écria Celeste.

— Une femme en morceaux. Dans le congélo du centre, avec les rats morts. Enfin, un bout... une chatte et un ventre... répondit Otis en se remettant à trembler.

Wesley posa la seule question qui l’intéressait :

— Une Noire ou une Blanche ?

— Ne l’embête pas avec ça, Wes ! lança Celeste.

— Pas noire, répondit Otis en posant les mains sur sa poitrine. Mais pas blanche non plus. De couleur.

Puis il glissa de sa chaise et s’effondra sur le sol.

— Wes, appelle une ambulance ! Appelle une ambulance !

La voiture arriva très vite. L’hôpital d’Holloman se trouvait à deux pas et c’était une heure creuse. Otis y fut installé, sa femme accroupie à côté de lui. Wesley Le Clerc resta seul dans l’appartement.

Il ne s’y attarda pas longtemps – pas après une nouvelle comme celle-là ! Mohammed el Nesr vivait au 18 de la 15e Rue, il fallait qu’il sache. Une femme en morceaux ! Ni noire ni blanche ! De couleur. Ce qui voulait dire une « Noire », pour Wesley comme pour les membres de la Brigade Noire. Il était temps que le Blanc rende compte de trois siècles d’oppression, de sa façon de traiter les Noirs comme des citoyens de seconde zone, voire des animaux sans âme.

Quand il était sorti de prison, en Louisiane, Wes avait décidé de partir vers le Nord et de rejoindre sa tante Celeste dans le Connecticut. Il brûlait de se faire un nom, et ce serait plus facile dans un coin du pays où, contrairement à ce qui se passait dans le Sud, on ne jetait pas les Noirs en taule pour un simple regard de travers. Et c’était là que Mohammed el Nesr et sa Brigade Noire s’activaient. Mohammed était quelqu’un d’éduqué, qui possédait un doctorat en droit et savait se défendre ! Pour des raisons que Wesley comprenait sans peine en se regardant dans un miroir, Mohammed le prenait pour un minable. Un négro de plantation, un rien du tout. Ce qui n’avait pas refroidi l’ardeur de Wes : il voulait faire ses preuves à Holloman, Connecticut ! Et un jour Mohammed aurait de l’estime pour Wesley Le Clerc, négro de plantation.

 

Cecil Potter avait vite découvert ce qui avait fait fuir Otis, mais lui n’était pas du genre à paniquer. Il ne toucha à rien, décrocha le téléphone et composa le numéro du Prof, sachant qu’il serait dans son bureau, même à une heure si matinale : c’était le seul moment de la journée où il était tranquille, disait-il souvent.

Sauf ce matin, songea Cecil.

 

— C’est une sale affaire, disait le lieutenant Carmine Delmonico à son supérieur, le capitaine Danny Marciano. Pas d’autre famille, il faudra placer les mômes en institution.

— Tu es sûr que c’est lui ?

— Sans l’ombre d’un doute. Le pauvre gars a tenté de faire croire qu’un inconnu était entré chez lui, mais comme par hasard sa femme et son amant étaient au lit ; l’amant a été éventré, elle réduite en hachis... C’est lui. Je parie qu’il avouera dans la journée.

— Alors, allons déjeuner, dit Marciano en se levant.

Le téléphone sonna ; il décrocha en fronçant les sourcils, puis se raidit et se mit à hocher la tête.

— D’accord, John. Je mets Carmine sur le coup et j’envoie Patrick dès que possible.

— Des problèmes ? demanda Delmonico.

— Oh que oui ! Silvestri vient de recevoir un coup de fil du patron du Hug, le professeur Robert Smith. Ils ont trouvé un corps de femme dans la chambre froide où ils conservent les carcasses d’animaux avant incinération.

— Bon Dieu !

Les sergents Corey Marshall et Abe Goldberg prenaient leur petit déjeuner chez Malvolio, que les flics fréquentaient parce qu’il était situé juste à côté du bâtiment des services administratifs du comté, sur Cedar Street. Sans se donner la peine d’entrer, Carmine tambourina sur la vitre derrière laquelle Corey et Abe avalaient leurs crêpes au sirop d’érable entre deux rasades de café. Sacrés veinards, songea-t-il. Ils mangent, et moi je dois faire mon rapport à Danny. Je vais devoir me serrer la ceinture. C’est quand même pénible, d’être gradé.

Carmine considérait comme lui appartenant une voiture qui était en fait un véhicule de police banalisé, avec un moteur V8 gonflé. S’ils y montaient à trois, Abe conduisait, Corey s’installait à l’avant et Carmine s’affalait à l’arrière avec tous ses papiers. Leur expliquer ce qui se passait prit trente secondes, se rendre au Hug moins de cinq minutes.

*

Holloman était située sur la côte du Connecticut, et son vaste port donnait sur Long Island. Fondée en 1632 par des puritains dissidents, la ville avait toujours connu la prospérité, et pas seulement grâce aux nombreuses usines installées à sa périphérie, comme le long du fleuve Pequot. Une bonne partie des cent cinquante mille personnes qui y vivaient étaient liées à la Chubb University, institution de l’Ivy League qui se jugeait l’égale de Harvard ou Princeton.

Le principal campus de l’université entourait sur trois côtés le Green, ensemble de bâtiments datant d’avant la guerre d’indépendance, ou bien de ce style pseudo-gothique typiquement XIXe siècle ; venaient s’y ajouter quelques édifices farouchement modernes, uniquement tolérés parce qu’ils étaient dus à de grands noms de l’architecture. Il y avait aussi Science Hill, à l’est, avec ses tours carrées de brique sombre et de verre et, à l’ouest, la faculté de médecine.

Comme bien d’autres, celle-ci s’était développée tout près d’un hôpital – en 1965, cela voulait dire dans le pire endroit de la ville, à Holloman comme ailleurs –, en l’occurrence sur Oak Street, en bordure du plus grand des deux ghettos noirs de la ville, qu’on appelait le Creux, parce qu’autrefois l’endroit était occupé par un marais. Pour ne rien arranger, en 1960 les réservoirs de pétrole du port avaient été déplacés à l’extrémité de la rue, qui donnait sur les installations portuaires.

Le centre de recherches neurologiques Hughlings Jackson était situé juste à côté du pavillon Parkinson, consacré à la recherche médicale. Tous deux faisaient face à des logements pour étudiants et à l’hôpital d’Holloman, édifice de douze étages reconstruit en 1950, l’année même où le Hug était sorti de terre. C’était une sorte de jumeau, en plus petit, de la tour de biologie de Science Hill : carré, dépouillé, un cube trapu de brique sombre aux vastes fenêtres. Il occupait un emplacement d’un hectare et demi, autrefois couvert de taudis, rasés pour céder la place à ce monument à la mémoire d’un homme obscur. Qui diable était donc Hughlings Jackson ? Tout le monde à Holloman se le demandait ; l’édifice aurait dû porter le nom de celui qui l’avait financé, William Parson, immensément riche et désormais défunt.

Ne pouvant accéder au parking, faute de clé, Abe gara leur véhicule sur Oak Street et ils empruntèrent un chemin de gravier jusqu’à une porte vitrée, devant laquelle une femme de haute taille les attendait.

On dirait un cube d’enfant au milieu d’une pièce, songea Carmine, voyant ce bâtiment d’une trentaine de mètres de côté perdu sur ce vaste terrain. Puis il concentra son attention sur la femme. Elle tient un bloc-notes ! Membre du personnel administratif, et non médical. Un peu plus d’un mètre quatre-vingts, la trentaine, un pantalon bleu marine un peu informe, un grand nez, un menton en galoche... Aucune chance d’être élue reine de beauté !

S’approchant, il remarqua toutefois qu’elle avait de très beaux yeux, d’un bleu un peu glacé.

— Je suis le lieutenant Delmonico, et voici les sergents Marshall et Goldberg, dit-il.

— Desdemona Dupré, administratrice du centre.

Elle les emmena dans une pièce minuscule, dont la seule fonction apparente était d’abriter deux ascenseurs. Puis, ouvrant une porte qui leur faisait face, elle les conduisit dans un large couloir.

— Voici le rez-de-chaussée, qui abrite les installations réservées aux animaux, dit-elle avec un accent d’allure britannique.

Elle leur montra deux portes un peu plus loin.

— C’est là.

— Merci, dit Carmine, nous y allons. Je vous prierai de nous attendre près des ascenseurs.

Les sourcils de la jeune femme se dressèrent mais, sans répondre, elle fit demi-tour et disparut.

Les trois hommes entrèrent dans une vaste pièce bordée d’armoires. Des cages assez grandes pour abriter un chat ou un chien se trouvaient près d’un ascenseur bien plus grand que ceux du foyer. Des racks accueillaient des caisses en plastique surmontées de grilles. Il régnait dans la pièce une odeur agréable, un peu piquante, qui faisait songer à une forêt de pins, mais derrière laquelle on discernait vaguement quelques relents moins plaisants.

Cecil Potter était un homme d’allure avenante, grand et mince, vêtu d’une blouse blanche bien repassée et de chaussons de toile.

En cette année où les émeutes raciales prenaient tant d’ampleur, comme à Los Angeles en août, Carmine avait pour principe de toujours se montrer courtois avec les Noirs qu’il rencontrait, dans son travail comme dans la vie. Il tendit donc la main, serra fermement celle de Cecil, et fit les présentations sans aboyer ni s’impatienter. Corey et Abe l’imitèrent.

— C’est là, dit Cecil en se dirigeant vers une porte d’acier munie d’une poignée. Je n’ai touché à rien.

Puis il parut hésiter.

— Euh, lieutenant, ça vous ennuie si je retourne auprès de mes bébés ?

— Vos bébés ?

— Les singes. Des macaques rhésus, vous connaissez ? Ils sont tous très secoués. Jimmy leur a raconté ce qui lui était arrivé, et ça les perturbe.

— Jimmy ?

— Le singe que le docteur Chandra a cru mort : il l’a mis dans un sac et l’a déposé dans le congélateur hier soir. En se réveillant, Jimmy pelait de froid, il a tout flanqué en l’air et il a trouvé la fille. Quand Otis mon assistant, l’homme à tout faire – est venu ce matin vider le congélo, Jimmy en est sorti à toute allure en poussant des cris. Puis Otis a découvert la fille, et il s’est enfui en hurlant encore plus fort. J’ai alors appelé le Prof, qui a dû vous contacter.

— Où est Otis ? demanda Carmine.

— Le connaissant, il a dû rentrer chez lui retrouver Celeste, sa femme, qui est tout autant sa mère.

Les trois hommes avaient mis des gants. Abe déplaça une poubelle placée devant la porte, que Carmine ouvrit, tandis que Cecil se dirigeait vers la salle aux singes en chantonnant et en claquant de la langue.

Un des deux grands sacs, au fond du frigo, était encore intact. L’autre, déchiré de haut en bas, révélait la partie inférieure d’un torse féminin. De petite taille, nota Carmine, et sans poils pubiens. Il préféra ne toucher à rien et s’appuya contre le mur.

— On va attendre Patrick.

— Je n’ai jamais senti une telle odeur... la mort, mais pas la pourriture, dit Abe, qui rêvait de griller une cigarette.

— Va trouver Mme Dupré et dis-lui qu’elle pourra remonter dans son bureau dès que les flics seront arrivés. Ensuite, place-les devant toutes les entrées et les sorties de secours.

Abe parti, Carmine roula des yeux et dit à Corey :

— Mais pourquoi ici ?

 

Patrick O’Donnell portait le titre ronflant d’examinateur médical dans une ville qui n’avait jamais eu de coroner pourvu des compétences nécessaires à une autopsie. Patrick avait choisi la médecine légale parce qu’il était sûr d’avoir affaire à des patients qui ne répliqueraient jamais, et que cela lui amènerait bon nombre d’affaires criminelles, ainsi que toutes les morts subites ou mystérieuses. À l’issue d’une campagne implacable visant à faire entrer Holloman dans le monde moderne, il avait réussi à se décharger de presque toutes ses obligations judiciaires sur un coroner adjoint, se bâtissant un véritable petit empire. Croyant avec ferveur à sa science, il jouait un rôle actif dans toutes les affaires qui l’intéressaient.

Ses cheveux roux et ses yeux d’un bleu vif lui donnaient une allure typiquement irlandaise, mais en fait Carmine et lui étaient cousins germains, fils de deux sœurs d’origine italienne. L’une avait épousé un Delmonico, l’autre un O’Donnell. Heureux mari, heureux père de six enfants, il avait dix ans de plus que Carmine, à qui l’unissait une profonde amitié.

— Je ne sais pas grand-chose, lui dit Carmine avant de lui résumer les faits. Mais pourquoi ici ?

— Parce que si Jimmy n’avait pas paniqué en se réveillant, les deux sacs, intacts, auraient été conduits à l’incinérateur, répondit Patrick en grimaçant. Un excellent moyen de se débarrasser de restes humains : ils partent en fumée ! Pouf !

Abe revint à temps pour l’entendre. Il blêmit.

— Bon Dieu !

Une fois les photos prises, Patrick déposa le premier sac sur un chariot, puis en examina le contenu sans toucher au papier déchiré.

— Pat, s’il te plaît, dit Carmine, jure-moi que ce n’est pas une gamine.

— Les poils pubiens ont été... non, pas rasés, épilés... Ce n’est pas une fillette. Mais elle est de petite taille. Comme si notre tueur avait réellement voulu une enfant, mais sans oser obéir à ses répugnants instincts.

Patrick souleva le second sac, qu’il plaça à côté du premier.

— Je retourne à la morgue, je sais que tu veux mon rapport dans les plus brefs délais.

Paul, son technicien en chef, était déjà occupé à vider le congélateur ; il se mettrait ensuite à la recherche d’empreintes.

— Ne négligez rien, les gars, dit Carmine à Abe et Corey, tout en suivant son cousin et le macabre contenu du chariot.

Desdemona Dupré – quel nom bizarre, quand même – attendait dans le foyer en compulsant une épaisse liasse de papiers.

— Madame Dupré, voici le docteur Patrick O’Donnell, dit Carmine.

— Mademoiselle ! s’exclama-t-elle. Vous venez avec moi en haut, lieutenant, ou bien est-ce que je peux m’en aller ? J’ai du travail.

— À bientôt, Pat, lança Carmine avant de suivre mademoiselle Dupré dans un ascenseur.

— Vous êtes anglaise ? lui demanda-t-il pendant le trajet.

— En effet.

— Depuis combien de temps êtes-vous au Hug ?

— Cinq ans.

Ils sortirent au troisième et dernier étage – murs crème, lambris de chêne sombre, tubes à néon fluorescents – et empruntèrent un couloir menant à une porte située à l’autre bout. Mlle Dupré y frappa, puis poussa Carmine dans le sanctuaire du Prof, sans entrer elle-même.

Delmonico se retrouva face à l’homme le plus beau qu’il ait jamais vu. Le professeur Robert Mordent Smith, directeur du centre de recherches neurologiques Hughlings Jackson, était mince, de grande taille, avec des yeux bleus, des sourcils noirs, une épaisse chevelure bouclée presque entièrement blanche, bien qu’il n’eût que quarante-cinq ans et que son visage fût parfaitement lisse. Il eut un sourire qui révéla des dents éblouissantes. Pourtant, ses yeux ne souriaient pas, ce qui n’avait rien d’étonnant.

— Café ? demanda-t-il à Carmine, en lui faisant signe de s’asseoir dans un grand fauteuil placé en face de son bureau.

— Oui, merci. Ni sucre, ni lait, s’il vous plaît.

Tandis que Smith passait commande par interphone, son hôte inspecta la pièce : sept mètres sur huit, avec d’immenses panneaux vitrés sur deux côtés. Le décor était coûteux : meubles de noyer, chintz, tapis d’Aubusson étendu sur le sol. Sur un mur rayé de vert s’étalait une imposante collection de diplômes et de titres honorifiques, et ce qui semblait être une excellente copie d’un paysage de Watteau.

— Il est authentique, dit Smith, qui avait suivi le regard de Carmine. C’est un prêt de la collection William Parson, la plus belle d’Amérique.

— Ouch ! dit Carmine, pensant à la pauvre reproduction de Van Gogh accrochée derrière son propre bureau.

Une femme d’une trentaine d’années entra, portant un plateau d’argent sur lequel étaient déposés un thermos, deux tasses et leurs soucoupes, deux verres en cristal et une carafe d’eau glacée. On ne se mouchait pas du pied, au Hug !

Carmine examina la nouvelle venue. Cheveux noirs rassemblés en chignon, grand visage lisse, un peu plat, yeux noisette, très belle silhouette... un tailleur remarquablement coupé, des chaussures de chez Ferragamo... Autant de détails qu’il remarquait toujours : son boulot exigeait une connaissance approfondie de tous les aspects de l’existence et du comportement humains.

Maman aurait vu en elle une mangeuse d’hommes, se dit-il, bien qu’elle ne parût pas éprouver le moindre appétit pour le Prof.

— Mlle Tamara Vilich, ma secrétaire, expliqua celui-ci.

Elle sourit, hocha la tête et sortit sans s’attarder.

— Il y a deux demoiselles dans votre staff, constata Delmonico.

— Elles sont merveilleuses, mais ça n’a pas été facile de les trouver, répondit Smith, qui ne semblait guère pressé d’aborder les raisons de la présence de Carmine. Les femmes mariées ont des responsabilités familiales qui parfois interfèrent avec leur travail. Les célibataires y sacrifient tout, et ça leur est égal de travailler tard, même si elles sont prévenues au dernier moment.

— Elles ont plus de vigueur à dépenser, je le vois, dit Carmine en sirotant le café que Smith lui avait versé.

Ce breuvage était abominable, comme il s’y attendait. Le Prof buvait de l’eau.

— Professeur, êtes-vous descendu dans la salle aux animaux pour voir ce qu’on y a trouvé ?

L’autre blêmit et secoua vigoureusement la tête.

— Non, non, bien sûr ! Cecil m’a appelé pour m’apprendre la chose, et j’ai contacté aussitôt le commissaire Silvestri. J’ai bien dit à Cecil de ne laisser entrer personne avant l’arrivée de la police.

— Et Otis... Otis comment, d’ailleurs ?

— Green, Otis Green. Il semblerait qu’il ait fait une crise cardiaque. Il est à l’hôpital, mais les médecins disent que ce n’est pas grave et qu’il sortira dans deux ou trois jours.

Carmine posa sa tasse, se rencogna dans son fauteuil et plaça les mains sur ses genoux.

— Parlez-moi de cette chambre froide réservée aux animaux morts.

Smith parut un peu perplexe ; manifestement, il devait rassembler tout son courage. Peut-être, songea Delmonico, parce qu’il n’avait aucune expérience des meurtres, passant son temps en recherches et en commissions administratives.

— Tout institut comme le nôtre en possède une ou en partage une avec d’autres. Nous sommes des chercheurs et comme, éthiquement, nous ne pouvons faire d’expériences sur les êtres humains, nous recourons à des animaux, choisis selon le type de recherche : les cochons d’Inde pour la peau, les lapins pour les poumons, et ainsi de suite. Ici, nous nous intéressons à l’épilepsie et à l’arriération mentale, donc au cerveau, si bien que nous nous servons de rats, de chats et de primates – plus exactement de macaques rhésus. Une fois les expériences terminées, ils sont sacrifiés – avec beaucoup d’humanité, je m’empresse de le préciser. Les corps sont placés dans des sacs et déposés dans le congélateur, où ils restent jusqu’au lendemain matin, 7 heures. À ce moment-là, Otis les vide dans une poubelle qu’il emmène, en passant par un tunnel, jusqu’au pavillon Parkinson, qui abrite la principale salle aux animaux de la faculté de médecine. C’est là que se trouve l’incinérateur, où l’hôpital envoie également les membres amputés et autres choses du même genre.

Comme il est guindé ! songea Carmine. On dirait qu’il dicte une lettre à son conseil de surveillance.

— Cecil vous a dit comment on avait trouvé les restes humains ?

— Oui, répondit le Prof d’un air pincé.

— Qui a accès au congélateur ?

— Tout le personnel travaillant ici. Je crois en revanche qu’il serait difficile à quelqu’un d’extérieur au Hug d’y pénétrer. Il y a peu d’entrées, et elles sont toutes fermées à clé.

— Pourquoi donc ?

— Lieutenant, nous sommes tout près de la fac et de l’hôpital, à côté de la 11e Rue et du Creux. Ce n’est pas, vous le savez, un voisinage très recommandable.

— Vous aussi vous dites « le Hug », professeur. Pourquoi ?

Le visage de Smith se crispa.

— C’est la faute à Frank Watson, dit-il entre ses dents.

— Qui est-ce ?

— Il est professeur de neurologie à la faculté. En 1950, quand le Hug a été créé, il aurait aimé le diriger, mais notre mécène, feu William Parson, voulait un spécialiste de l’épilepsie et de l’arriération mentale. Ce qui n’était pas le cas de Watson, qui fait des recherches sur la démyélinisation. J’ai bien dit à M. Parson qu’il aurait dû choisir un autre nom que celui de Hughlings Jackson, mais il y tenait. C’était un homme têtu ! Watson a eu sa petite revanche : il a jugé très malin d’appeler l’endroit le Hug, et c’est resté.

— Qui donc était Hughlings Jackson ?

— Un neurologue britannique, lieutenant. Sa femme avait sur la bande motrice une tumeur qui se développait peu à peu, provoquant des attaques d’épilepsie fort curieuses, qui ne touchaient qu’un côté du corps : d’abord le visage, puis le bras et enfin la jambe. Aujourd’hui encore, on appelle cela les frontières jacksoniennes. C’est à partir de là qu’il a élaboré ses premières hypothèses sur la fonction motrice : chaque partie du corps est reliée à un endroit invariable du cortex.

Le plus fascinant, c’est qu’il a passé des heures près de sa femme mourante, à prendre des notes sur ses crises, dans le moindre détail.

— Ça me paraît fichtrement cruel, si vous voulez mon avis, dit Carmine.

— Je préfère y voir un total dévouement à la science, répondit le Prof d’un ton glacial.

Carmine se leva.

— Personne ne pourra quitter ce bâtiment sans ma permission – vous compris, monsieur. Il y a des policiers devant toutes les entrées, tunnel compris. Je vous suggérerai de ne rien dire à personne de ce qui s’est passé.

— Mais nous n’avons pas de cafétéria ! Comment allons-nous déjeuner ?

— Un de mes hommes prendra vos commandes et reviendra avec elles. Par ailleurs, j’ai bien peur qu’il ne nous faille relever les empreintes digitales de tout le monde. Je pense que vous le comprendrez.

 

Le bureau, le laboratoire et la morgue de Patrick étaient situés dans le bâtiment regroupant les services administratifs du comté.

Carmine trouva les deux parties d’un corps féminin réunies et déposées sur une table d’autopsie en acier.

— Bien nourrie, métisse, âgée d’environ seize ans, lui dit son cousin. Il lui a épilé le mont de Vénus avant d’introduire plusieurs objets dans le vagin – des godemichés ou autre chose, c’est difficile à dire. Elle a été violée à de nombreuses reprises par des instruments de plus en plus gros, mais je doute qu’elle en soit morte. Il y a si peu de sang dans ce qui reste du corps que je soupçonne qu’elle a été saignée à mort, un peu comme on fait d’un cochon dans une ferme. Ni bras ni jambes, plus de tête. Ce qui nous reste a été soigneusement lavé. Jusqu’à présent, je n’ai pas trouvé de traces de sperme, mais il y a eu tant de contusions et de tuméfactions – elle a été sodomisée, aussi – qu’il me faudra vérifier au microscope. Mais je parie qu’il n’y en aura pas. Il était ganté et a sans doute utilisé des préservatifs. À supposer bien sûr qu’il ait joui.

La peau de la victime, bien qu’ayant pâli, était café au lait. Elle avait de beaux seins, une taille mince, des hanches opulentes. Carmine ne vit ni bleus, ni coupures, ni traces de morsures ou de brûlures. Mais sans les membres, il était impossible de savoir si on l’avait attachée.

— Elle me fait vraiment l’effet d’être une gamine, dit Carmine.

— Elle devait mesurer un mètre soixante-cinq environ, répondit Patrick. Détail intéressant, elle a été tronçonnée par un vrai pro. Un seul coup de couteau ou de scalpel, et regarde à hauteur des cuisses et des épaules : une coupure bien nette, sans trace d’effort ou d’hésitation.

O’Donnell sépara les deux parties du corps.

— Il a taillé en travers, juste en dessous du diaphragme, après avoir ligaturé les deux extrémités de l’estomac pour que son contenu ne puisse se répandre. La désarticulation de la colonne vertébrale est tout aussi professionnelle. Pas de sang dans l’aorte ou dans la veine cave. Il lui a toutefois tranché la gorge quelques heures avant de lui couper la tête. Les jugulaires sont sectionnées, mais pas les carotides. Elle a dû perdre son sang très lentement, sans qu’il jaillisse à gros bouillons. Il lui a sectionné la tête à hauteur de la quatrième ou de la cinquième vertèbre cervicale, si bien qu’il a gardé aussi un peu du cou.

— Si seulement nous avions aussi les membres !

— Oui, bien sûr, mais je crains qu’ils ne soient passés dans l’incinérateur dès hier, avec la tête.

— Sûrement pas ! s’exclama Carmine, d’un ton si résolu que Patrick sursauta. Il a encore la tête et ne s’en séparera pas.

— Carmine ! C’est impossible ! Seuls les fêlés de Californie font des choses pareilles !

— Je ne sais pas d’où il vient, mais il a encore la tête.

— Il doit travailler au Hug, ou à la fac de médecine.

— Un boucher ? Un tueur aux abattoirs ?

— Peut-être.

— Qu’est-ce que tu as relevé d’autre ?

— Ici.

O’Donnell retourna la moitié inférieure du corps et montra du doigt la fesse droite, où l’on voyait une croûte d’un peu plus de deux centimètres de long, en forme de cœur.

— J’ai d’abord cru qu’il l’avait fait exprès, mais il n’y a pas d’incision autour. C’est une simple coupe en travers. Je me souviens d’un type qui avait tranché comme ça le téton d’une femme. Je me suis demandé si elle n’avait pas un grain de beauté à cet endroit, quelque chose en relief à la surface de la peau.

— Quelque chose qui a offensé le tueur... La fille perdait de sa perfection, dit Carmine pensivement. Il ne devait pas le savoir avant de l’emmener là où il lui a fait tous ces trucs horribles. Ça dépend s’il la connaissait ou pas. Tu crois que c’est une prostituée ?

— Sans bras pour chercher les traces de piqûres, c’est difficile à dire, mais cette fille a l’air saine. Je crois qu’il va falloir que tu épluches la liste des personnes disparues.

— C’est bien mon intention, dit Carmine, qui repartit en direction du Hug.

 

Otis Green ne pourrait être interrogé avant le lendemain, au mieux. Autant commencer par Cecil Potter.

Le technicien s’assit sur une chaise d’acier, Jimmy sur les genoux, sans se soucier du fait que le macaque voulait épouiller son épaisse chevelure bouclée. Il avait été très secoué par son épreuve, expliqua Cecil. Carmine aurait trouvé la scène moins bizarre si le singe n’avait pas porté, au sommet de la tête, la moitié d’une balle de tennis. Elle dissimulait les électrodes implantées dans son cerveau, lui précisa Potter, et le connecteur fixé sur son crâne avec ce ciment rose qu’utilisent les dentistes. Mais cela ne semblait nullement gêner Jimmy.

— C’est un sacré bon boulot ! dit Cecil.

— Comment ça ? demanda Carmine, dont l’estomac grognait.

Tout le monde au Hug semblait avoir été ravitaillé, mais il avait manqué le petit déjeuner et le repas de midi.

— Parce que c’est moi le patron. Avant, quand je travaillais à l’hosto, j’étais à peine plus qu’un ramasseur de merde. Ici, je m’occupe seul des animaux. J’aime ça, surtout à cause des singes. Le docteur Chandra – ce sont les siens, en fait – sait que je fais du bon boulot, alors il me les laisse. C’est même moi qui les place sur une chaise pour leurs séances, ils adorent ça.

— Ils n’aiment pas le docteur Chandra ?

— Oh si, si, mais moi, ils m’adorent.

— Cecil, il vous arrive de vider le congélateur ?

— Parfois, mais pas souvent. Si Otis est en congé, on embauche un type de l’hosto. Généralement, Otis ne travaille pas ici avec moi, il est à l’étage au-dessus. Il change les ampoules, il nous débarrasse des déchets. Je peux m’occuper d’à peu près tout ici, sauf de descendre et de monter les cages. Celles de nos animaux sont changées chaque jour, du lundi au vendredi.

— Ils doivent détester les week-ends ! dit Carmine d’un ton solennel. Mais, si Otis ne travaille pas souvent avec vous, comment nettoyez-vous les cages ?

— Vous voyez cette porte là-bas, lieutenant ? Elle donne sur un dispositif de nettoyage automatique. Un peu comme pour les voitures, mais en mieux. Le Hug est très bien équipé !

— Revenons au congélateur, Cecil. Quand vous le videz, de quelle taille sont les sacs ? Il est étrange qu’il y en ait d’aussi gros que ceux que...

Cecil réfléchit, inclinant un peu la tête, ce qui permit à Jimmy d’examiner l’arrière de son oreille.

— Je ne trouve pas ça bizarre, lieutenant, mais il faudrait demander à Otis, c’est lui l’expert.

— Vous avez remarqué quelque chose, hier ? Ou quelqu’un qui serait venu déposer des sacs alors que ce n’est pas son habitude ?

— Rien du tout. Généralement, les chercheurs apportent leurs sacs quand Otis et moi on est déjà partis. Les techniciens aussi, mais des plus petits, pour les rats. La seule à déposer de gros sacs, c’est Mme Liebman, de la salle d’op. Mais elle n’a rien laissé hier.

— Merci, Cecil, vous m’avez été très utile, dit Carmine. Au revoir, Jimmy ! ajouta-t-il en tendant la main.

Le macaque la serra d’un air très digne, ses grands yeux ronds, couleur d’ambre, tellement empreints de gravité que Delmonico en eut la chair de poule. Ils paraissaient vraiment humains.

Cecil le raccompagna, Jimmy accroché à sa hanche, et lui dit en riant :

— Heureusement que vous êtes un homme !

— Comment ça ?

— Tous mes bébés sont des mâles et ils détestent les femmes. Ils ne supportent pas leur présence.

 

Don Hunter et Billy Ho travaillaient sur un appareillage bizarre, à partir de composants électroniques, de supports de plexiglas et d’une pompe conçue pour accueillir une seringue de verre. Deux mugs, non loin de là, contenaient un café manifestement froid.

Dès que Carmine prononça le mot « lieutenant », il devint évident qu’ils étaient de formation militaire : ils se raidirent, se mettant presque au garde-à-vous. Billy était d’origine chinoise : il avait suivi, lors de son passage dans l’US Air Force, des cours pour devenir ingénieur en électronique. Don, venu du nord de l’Angleterre, avait servi dans les blindés.

— Qu’est-ce que c’est que ce truc ? demanda Carmine.

— Une pompe qu’on va fixer sur des circuits pour que la seringue délivre un dixième de millilitre toutes les demi-heures, dit Billy.

Carmine s’empara d’un mug.

— Vous permettez que je me serve un café, bien sucré !

— Allez-y, lieutenant !

Carmine savait que, sans sucre, il ne pourrait bientôt plus fonctionner. Le café lui parut abominable, mais fit taire les grondements de son estomac. De plus, il eut avec les deux hommes une conversation des plus amicales : ils se montrèrent loquaces, soucieux de lui expliquer ce qu’ils faisaient, et l’assurèrent que le Hug était un endroit super. Ils lui décrivirent longuement leur travail, en grande partie consacré à créer des dispositifs électroniques dont personne de sensé ne pourrait avoir l’idée. Carmine apprit ainsi que les chercheurs n’étaient pas des gens sensés mais, pour la plupart, des cinglés vraiment enquiquinants.

— Ils peuvent vous bousiller une pleine caisse de roulements à bille, dit Billy. Ils ont beau avoir des cervelles énormes, des flopées de prix Nobel, qu’ils sont bêtes ! Vous savez quel est leur problème ? Le bon sens ! Ils n’en ont aucun !

Quand il partit, Carmine était convaincu que ni Don ni Billy n’avaient déposé de cadavre dans le congélateur. Celui qui l’avait fait n’était pourtant pas dépourvu de bon sens.

 

Le service de neurologie occupait l’étage supérieur. Il était dirigé par le docteur Addison Forbes, assisté de deux collègues, les docteurs Nur Chandra et Maurice Finch. Ils disposaient chacun d’un laboratoire spacieux et d’un vaste bureau ; derrière celui de Chandra se trouvaient la salle d’opération et son vestibule.

Une grande salle accueillait plus d’une vingtaine de cages contenant de gros matous, et d’autres plus petites où s’ébattaient des centaines de rats. Chaque félin était nourri de boîtes et de viande hachée, et faisait ses besoins dans une litière de copeaux de cèdre. Ces animaux ne semblaient ni craintifs ni déprimés et semblaient avoir oublié la demi-balle de tennis qu’ils avaient sur la tête. Les rats vivaient quant à eux dans des cages en plastique, remplies de copeaux plus fins, dans lesquels ils plongeaient comme des dauphins, repliant leurs petites pattes autour des grillages d’acier, avec beaucoup plus d’allégresse que des humains accrochés aux barreaux de leur cellule. Ils étaient manifestement heureux.

Ce qui n’était pas le cas du docteur Addison Forbes, qui se chargeait de cette visite guidée.

— Les chats sont ceux du docteur Chandra et du docteur Finch, qui a aussi les rats. Aucun animal n’est à moi, je suis un clinicien.

Il précéda Carmine dans le couloir menant aux ascenseurs, puis ouvrit une porte.

— Notre salle de lecture et de conférence. Si nous passions dans mon bureau ?

Quelques instants avaient suffi à Carmine pour se faire une opinion : le docteur Forbes était un névrosé complet. Sa maigreur émaciée et noueuse était caractéristique d’un maniaque de l’exercice physique à tendances végétariennes. Il avait dans les quarante-cinq ans – le même âge que le Prof –, et ce n’était pas lui qu’aurait choisi un producteur en quête d’une nouvelle star. Des tics faciaux et de brusques mouvements de mains ponctuaient sa conversation.

— J’ai fait un infarctus très sévère, il y a trois ans, expliqua-t-il à Carmine. C’est un miracle si j’ai survécu.

De toute évidence, il en était obsédé. C’était assez fréquent chez les médecins, lui avait dit Patrick. Ils ne pensaient jamais qu’ils pouvaient mourir, et devenaient des patients insupportables quand un pépin leur arrivait.

— Je fais huit kilomètres de jogging chaque soir, du Hug jusqu’à chez moi. Le matin, ma femme me conduit ici. Nous n’avons plus besoin de deux voitures, cela diminue les frais. Je me nourris de fruits, de légumes, de noix, parfois de poisson cuit à la vapeur quand elle en trouve qui soit vraiment frais. Et je dois dire que je me sens parfaitement bien, conclut Forbes en tapant sur un ventre si plat qu’il en paraissait concave. Prêt pour un autre demi-siècle !

Moi qui préférerais mourir plutôt que de renoncer aux plats graisseux de Malvolio, songea Carmine. Enfin, il en faut pour tous les goûts !

— Est-ce que vous, ou votre technicien, descendez souvent des animaux dans le frigo du rez-de-chaussée ?

— Lieutenant, je vous ai déjà dit que j’étais un clinicien ! Je ne fais pas d’expériences sur les animaux ! Je vais vous paraître prétentieux, mais j’ai le génie de savoir donner à chaque patient la bonne dose d’anticonvulsants. C’est un domaine complètement saccagé – un simple généraliste a l’audace d’en prescrire de sa propre autorité ! Je dirige le service des épilepsies à l’hôpital de Holloman, ainsi que l’unité des EEG qui lui est rattachée. Je ne m’occupe pas des EEG ordinaires, c’est l’affaire de Frank Watson, de ses neurologues et de ses neurochirurgiens. Je ne m’intéresse pas aux ondes delta !

— Oui, bien sûr, répondit Carmine qui avait cessé de suivre. Donc, vous ne manipulez jamais d’animaux morts ?

— Jamais !

Ce que confirma Betty, sa technicienne :

— Son travail ici concerne le niveau d’anticonvulsants dans le sang. La plupart des médecins en prescrivent trop, parce qu’ils ne tiennent pas compte de ce niveau dans les désordres à long terme tels que l’épilepsie. C’est aussi à lui que s’adressent les compagnies pharmaceutiques quand elles veulent essayer un nouveau médicament. Il a un instinct étonnant pour donner la dose idéale à chaque patient. Ce n’est plus de la science, c’est de l’art !

Carmine partit à la recherche du docteur Finch en se demandant comment il allait échapper au jargon médical. Mais ce n’était pas le genre de son nouvel interlocuteur.

— Je travaille sur des chats. Les électrodes et les canules à perfusion sont implantées dans leur cerveau sous anesthésie générale, ils ne souffrent pas du tout. Ils attendent même leurs séances avec impatience.

Une âme paisible, conclut Carmine. Ce qui, bien entendu, ne suffisait pas à rayer Finch de la liste des suspects. Certains tueurs vous donnent parfois l’impression, lorsque vous les rencontrez, d’être très gentils. Âgé de cinquante et un ans, il était plus vieux que la plupart des chercheurs. C’était un juif pratiquant : il vivait avec sa femme Catherine dans une ferme où ils élevaient des poulets destinés à une consommation kascher. Ils n’avaient pas d’enfants.

— Alors, vous ne vivez pas à Holloman ? demanda Carmine.

— Juste à la limite du comté, lieutenant. Notre domaine fait près d’un hectare. En plus d’y élever des poulets, j’y cultive des légumes et des fleurs, j’ai un verger de pommiers et plusieurs serres.

— Docteur Finch, est-ce vous qui descendez les animaux morts, ou plutôt votre technicienne, Patricia ?

— Parfois c’est moi, parfois c’est elle. Mes travaux n’impliquent pas beaucoup de sacrifices de chats. Quand j’en ai fini avec un, j’enlève les électrodes et les canules, je le castre et j’essaie de le donner à quelqu’un. Mais un chat peut toujours être atteint d’une infection cérébrale, ou mourir de causes naturelles. Alors il passe au congélateur. La plupart du temps, c’est moi qui l’emporte, car mes animaux sont très lourds.

— Ça arrive souvent ?

— Difficile à dire. Une à deux fois par an.

— Vous prenez bien soin d’eux.

— Un chat représente un investissement d’au moins vingt mille dollars. Il faut toutes sortes de papiers de diverses institutions, SPA comprise ! Et puis il y a le coût de son entretien, qui doit être de premier ordre, sinon il ne survivra pas. J’ai besoin de chats en bonne santé. Les voir mourir est donc ennuyeux, voire exaspérant.

Carmine passa au troisième chercheur, le docteur Nur Chandra.

Il le laissa sans voix. Chandra avait une allure de patricien, des cils si longs et si épais qu’ils paraissaient faux, des sourcils délicatement arqués, une peau couleur de vieil ivoire, une opulente chevelure noire et bouclée, coupée court, des vêtements à l’européenne – cachemire, vigogne et soie. Fils d’un maharadjah très riche, il avait épousé la fille d’un autre potentat indien. Tous deux vivaient sur un domaine de quatre hectares, entourés d’une armée de domestiques et de précepteurs pour leurs enfants. Ils jouissaient de l’immunité diplomatique, sans que Carmine sache trop pourquoi. Ce qui signifiait qu’il devrait marcher sur des œufs, en priant le ciel que Chandra ne soit pas le coupable !

— Mon pauvre Jimmy ! dit le chercheur d’un ton affable, mais sans la tendresse qu’on entendait dans la voix de Cecil.

— Racontez-moi son histoire, docteur, lui demanda Carmine.

Le policier contemplait un autre singe, assis, jambes croisées, sur un fauteuil de plexiglas, dans une énorme boîte dont la porte était restée ouverte. L’animal n’avait pas de demi-balle de tennis au sommet de la tête : la masse de ciment dentaire rose, d’où émergeait un écheveau de fils de couleur allant jusqu’à un panneau situé sur une paroi de la boîte, était à l’air libre.

— Cecil m’a appelé hier pour me dire qu’il avait trouvé Jimmy mort en passant voir les singes après déjeuner, dit Chandra avec un accent britannique trop parfait. Je suis descendu voir moi-même, lieutenant, et je puis vous jurer qu’il m’a vraiment paru mort : plus de pouls, plus de respiration, plus de battements cardiaques, plus de réflexes, les deux pupilles dilatées... Cecil m’a demandé si je voulais que le docteur Schiller procède à une autopsie, mais j’ai répondu que c’était inutile : les électrodes de Jimmy n’étaient pas implantées depuis suffisamment longtemps pour qu’il ait une grande valeur expérimentale. J’ai simplement dit à Cecil de le laisser là, en ajoutant que je vérifierais de nouveau, vers 17 heures, et que si rien n’avait changé je le mettrais moi-même dans le congélateur. Ce que j’ai fait.

— Et lui ? demanda Carmine en désignant du doigt le singe aux électrodes.

— Eustace ? Oh, il a une énorme valeur ! N’est-ce pas, Eustace ?

Le singe regarda le docteur Chandra et eut un sourire d’allure sinistre. Eustace, tu n’es qu’un salopard arrogant, songea Carmine.

Le technicien de Chandra était un jeune homme nommé Hank, qui le conduisit à la salle d’opération. Celle qui s’en occupait s’appelait Sonia Liebman. Elle accueillit Delmonico dans le vestibule encombré de rayonnages chargés d’instruments de chirurgie. Il abritait également deux autoclaves et un coffre-fort d’allure imposante.

— Pour les produits dangereux, expliqua-t-elle. Opiacés, Penthotal, cyanure de potassium, tout ça.

Elle tendit à Carmine une paire de chaussons de toile.

— Qui connaît la combinaison ? demanda-t-il en les enfilant.

— Moi seule, et elle n’est écrite nulle part. S’il m’arrive malheur, ils devront recourir à un perceur de coffre. Un secret partagé n’en est plus un !

La salle d’opération n’avait rien de bien remarquable.

— Je ne travaille que dans des conditions de parfaite asepsie, déclara Sonia Liebman.

C’était une femme d’une quarantaine d’années, assez attirante, mince, très professionnelle. Ses cheveux étaient noués en chignon, ses yeux bruns pleins d’intelligence, ses mains superbes, avec des ongles coupés très court. Elle s’assit sur la table d’opération dont l’une des extrémités était occupée par un appareillage bizarre de tiges d’aluminium, de cadres et de boutons.

— Je croyais qu’une salle d’opération devait être stérile, lança Carmine.

— Il est beaucoup plus important qu’elle soit parfaitement propre, lieutenant.

— Alors, vous êtes neurochirurgienne ?

— Non, je suis technicienne, je n’ai qu’une maîtrise. La neurochirurgie est un domaine masculin. C’est l’enfer, pour une femme. Mais ici, au Hug, je peux faire ce que j’aime sans ressentir cette pression. Et j’ai tout le matériel dont j’ai besoin. Vous voyez ce microscope Zeiss ? Ils n’en ont pas de pareil au Chubb ! ajouta-t-elle avec orgueil.

— Vous opérez qui ?

— Les singes du docteur Chandra, ses chats et ceux du docteur Finch. Également des rats et des chats pour les neurochimistes de l’étage du dessus.

— Ils meurent souvent sur la table d’opération ?

Sonia Liebman prit un air outré.

— Vous croyez que je bâcle le boulot ? Certainement pas ! Il m’arrive de sacrifier des animaux pour les neurochimistes, qui travaillent rarement sur des cerveaux vivants, contrairement aux neurophysiologistes. C’est la grande différence entre les deux disciplines.

— Alors... euh... que sacrifiez-vous, madame Liebman ? demanda Carmine.

— Pour l’essentiel, des rats, mais je fais aussi des décérébrations de Sherrington sur des chats. Extraction du cerveau sous anesthésie à l’éther. Dès que c’est fait, j’injecte du pentothal dans le cœur, et l’animal meurt instantanément.

— Dans ce cas, vous placez les animaux dans des sacs et vous les descendez au congélateur ?

— Oui, les jours où je procède à des décérébrations.

— C’est fréquent ?

— Ça dépend. Parfois, le docteur Ponsonby ou le docteur Polonowski demandent trois ou quatre cerveaux de chat toutes les deux semaines pendant deux mois. Le docteur Satsuma en demande beaucoup moins, environ six par an.

— Ils sont gros ?

— Ce sont des monstres ! Des mâles de six à huit kilos.

 

Bon, plus que deux étages, se dit Carmine. Il commença par le troisième, où se trouvait le personnel administratif.

Il y trouva trois dactylos et une employée qui reniflait et se tamponnait les yeux tandis que les autres maniaient leurs machines à boule comme des excitées.

Le docteur Charles Ponsonby l’attendait près de l’ascenseur. Comme il l’expliqua à Carmine en l’emmenant vers son bureau, il avait le même âge que le Prof et le remplaçait quand il devait s’absenter. Tous deux, issus de très vieilles familles, étaient allés ensemble au lycée, puis à Chubb. Après la fac, toutefois, leurs chemins avaient divergé, Ponsonby préférant rester sur place, tandis que Smith se rendait à la prestigieuse université Johns Hopkins, à Baltimore. Il en était revenu pour prendre la direction du Hug, invitant Ponsonby à l’y rejoindre. C’était en 1950 : tous deux avaient la trentaine.

Pourquoi diable êtes-vous resté ici ? se demanda Carmine en examinant Ponsonby, un homme de taille moyenne, aux cheveux bruns semés de gris, aux yeux bleus, des lunettes à double foyer perchées sur un long nez étroit, et l’allure d’un professeur qui a la tête dans les nuages. Il était vêtu avec négligence, avec des chaussettes dépareillées. Ponsonby n’avait probablement pas le goût de l’aventure, mais quelque chose dans son regard disait qu’il aurait pu être un homme très différent. Simple hypothèse, reposant sur un pur instinct : quelque chose avait dû le retenir ici, quelque chose de concret et de contraignant. Pas une femme, en tout cas, car il avait déclaré, d’un ton indifférent, qu’il était un célibataire endurci.

Le contraste entre les bureaux des différents professeurs était vraiment très intéressant. Celui de Forbes était rempli de livres et de papiers qui s’étalaient jusque sur le sol, ne laissant pas de place pour des meubles coûteux. Finch affectionnait les plantes : il avait une orchidée en fleur et des fougères grimpaient le long des murs. Chandra préférait le cuir, les meubles à vitraux, les œuvres d’art indiennes. Ponsonby vivait quant à lui au milieu d’objets inquiétants : têtes humaines réduites, masques mortuaires de Beethoven, Wagner... Il avait aussi accroché aux murs quatre reproductions de peintures célèbres : le Chronos de Goya, deux détails de L’Enfer de Bosch, et Le Cri de Munch.

— Vous aimez l’art surréaliste ? demanda Ponsonby.

— Je suis plutôt sensible à l’art oriental.

— Lieutenant, j’ai souvent pensé que j’avais fait un mauvais choix. La psychiatrie me fascine, surtout la psychopathie. Regardez cette tête réduite. Quelles visions, quelles croyances y a-t-il derrière des pratiques de ce genre ?

Carmine eut un grand sourire.

— Ce n’est pas moi qui pourrais vous répondre, je ne suis qu’un flic.

Et toi, songea-t-il, tu n’es pas celui que je cherche. Trop évident.

Ponsonby le guida à travers le laboratoire, encombré d’un équipement d’allure plus familière : spectromètres de masse, chromatographes gazeux, centrifugeuses de toutes tailles... Patrick avait les mêmes dans son laboratoire. Ceux-là étaient simplement plus récents et plus coûteux : l’argent semblait couler à flots, au Hug.

Carmine apprit que les cerveaux des chats étaient transformés en une « soupe », comme ceux des rats. Le docteur Polonowski menait par ailleurs des expériences sur l’axone géant de la patte de langouste. Aussi Marian, sa technicienne, passait souvent chez le poissonnier pour acheter les plus grosses de son étalage.

— Et que deviennent-elles ensuite ?

— Elles sont réparties entre ceux qui les aiment ! Le docteur Polonowski ne se sert pas du reste de la bête. C’est d’ailleurs très aimable de sa part de les donner : elles lui appartiennent, il pourrait les manger tout seul. Mais il en offre à tout le monde, sauf au docteur Forbes, qui est végétarien, et au docteur Finch, qui est un juif trop respectueux des traditions pour manger des crustacés.

— Dites-moi, docteur Ponsonby, est-ce que les gens font attention aux sacs contenant les animaux morts ? Si vous en voyiez un, qu’en penseriez-vous ?

L’autre parut un peu surpris.

— Je doute que j’en penserais quoi que ce soit, parce que je n’y ferais pas attention.

Heureusement pour Carmine, Ponsonby se garda de décrire ses recherches en détail, disant simplement qu’elles étaient liées à la chimie des cellules cérébrales impliquées dans l’épilepsie.

— Tout le monde ici a l’air de s’intéresser à l’épilepsie, dit Carmine. Et l’arriération mentale ? Vous étudiez bien ces deux sujets ici, n’est-ce pas ?

— Nous avons malheureusement perdu notre généticien il y a quelques années de cela, et le professeur Smith n’a trouvé personne pour le remplacer. Les recherches sur l’ADN sont bien plus excitantes, conclut Ponsonby en gloussant.

Vint enfin le tour du docteur Walter Polonowski, qui paraissait également un peu dérangé.

— Ce n’est pas juste, dit-il à Carmine.

— Quoi donc ?

— La répartition du travail dans cet établissement. Ceux qui sont docteurs en médecine, comme moi, Ponsonby, Finch et Forbes, doivent voir des patients à l’hôpital, ce qui réduit le temps consacré à la recherche. Alors que les possesseurs de doctorats, comme Chandra et Satsuma, s’y consacrent pleinement. Pas étonnant qu’ils soient bien en avance sur nous !

Walt Polonowski était un homme de grande taille, bien bâti, dont les cheveux, les yeux et la peau étaient du même blond doré. Il paraissait agité par des émotions aussi profondes que l’amour ou la haine. Il était malheureux en permanence, cela se voyait sur son visage.

Et, comme tous les autres, il ne prêtait aucune attention à quelque chose d’aussi banal qu’un sac dans lequel on fourrait un animal mort.

Marian, la technicienne de Polonowski, était une jolie fille qui déclara descendre elle-même les sacs. Elle semblait sur la défensive, mais pas à cause des questions de Carmine. Les jolies filles sont malheureuses parce qu’elles ont des problèmes personnels. Carmine était prêt à parier que Marian venait parfois travailler en portant des lunettes noires, pour cacher ses yeux gonflés des larmes versées pendant la nuit.

Après ses éprouvants collègues, le docteur Hideki Satsuma fut un véritable soulagement. Il expliqua dans un anglais parfait que son père avait été affecté à l’ambassade du Japon à Washington peu après la guerre, à la reprise des relations diplomatiques. Lui-même avait fait toutes ses études supérieures aux États-Unis.

— Je travaille sur la neurochimie du rhinencéphale, dit-il avant d’éclater de rire en voyant la tête de Carmine. C’est la partie la plus primitive de la matière grise humaine, elle joue un grand rôle dans l’épilepsie.

Satsuma était très beau, avec un visage plein de noblesse et des yeux qu’il avait fait débrider. Assez grand pour un Japonais, il se déplaçait avec la grâce d’un Rudolf Noureev, dont il avait l’allure un peu tartare. Et il était plutôt sympathique, ce qui surprit Carmine qui, ayant combattu dans le Pacifique, n’avait guère d’affection pour les Nippons.

— Lieutenant, dit Satsuma, il vous faut comprendre qu’ici, au Hug, nous ne sommes pas du genre à remarquer quoi que ce soit dès lors que ce n’est pas lié à notre travail. Nous avons de très bons techniciens, ils ne laissent jamais traîner de sacs contenant des carcasses d’animaux. En ce qui me concerne, c’est le mien qui s’en charge.

— Il est japonais aussi, n’est-ce pas ?

— Oui. Eido m’assiste dans tous les domaines. Sa femme et lui vivent au neuvième étage du Nutmeg Insurance Building, dont j’occupe le dernier étage. Vous le savez forcément, puisque c’est là que vous habitez.

— En fait, je n’en savais rien. J’ai effectivement déjà croisé Eido et sa femme, mais votre appartement possède un ascenseur privé. Vous êtes marié, docteur ?

— Oh que non ! Il y a trop de jolis poissons dans l’océan pour que je me contente d’un seul.

— Vous avez une amie au Hug ?

Satsuma eut un regard amusé.

— Surtout pas ! Comme me le disait mon père : « Il ne faut jamais mélanger le plaisir et les affaires. »

— C’est une bonne règle de vie.

— Voulez-vous que je vous présente le docteur Schiller ? demanda Satsuma, qui sentait que l’entretien était terminé.

— Oui, j’en serais ravi.

Encore un bel homme ! Mais un Viking, cette fois. Kurt Schiller était le pathologiste du Hug. Il parlait anglais avec un léger accent germanique, ce qui sans doute expliquait l’antipathie que Carmine avait discernée dans la voix du docteur Finch quand celui-ci avait cité son nom. Schiller était grand, assez mince, avec des cheveux blond filasse et des yeux bleu pâle. Quelque chose en lui intriguait Carmine ; il devait être homosexuel. Son nez de flic ne le trompait jamais !

Le laboratoire de pathologie était situé juste au-dessus de la salle d’opération ; il était un peu plus grand, en raison d’une salle réservée aux animaux, qui ne contenait pourtant pas de chats.

Schiller avait deux techniciens : Tom Skinks, qui ne travaillait que sur ses projets, et Hal Jones, qui se chargeait au Hug de tout ce qui concernait l’histologie.

 

Il était 18 heures et Carmine mourait de faim, mais mieux valait voir les derniers occupants du bâtiment, que tous puissent rentrer chez eux ; ensuite, il pourrait manger tout à loisir. Il ne restait plus qu’un étage.

Il commença par Hilda Silverman, la bibliothécaire, qui régnait sur une salle immense remplie de rayonnages d’acier et d’innombrables tiroirs abritant livres, cartes, articles, résumés, réimpressions.

— Je fais tout sur notre ordinateur, désormais, dit-elle en désignant un objet de la taille d’un réfrigérateur de restaurant pourvu de bandes magnétiques de quatorze pouces et d’une console équipée d’un clavier. C’est tellement plus pratique ! Plus de cartes perforées ! J’ai beaucoup plus de chance que la bibliothèque de la faculté de médecine. Ils font tout à l’ancienne, là-bas. En ce moment, on construit au Texas un bâtiment auquel nous pourrons nous raccorder. Il suffira d’entrer un mot-clé du genre « ions potassium », et on nous enverra le résumé du moindre article jamais écrit sur le sujet. Je suis très bien ici, mais c’est dur d’être si loin de Keith, conclut-elle en soupirant.

— Keith ?

— Keith Kyneton, mon mari. Il est en neurochirurgie, à l’autre bout de Oak Street. Nous déjeunions ensemble, auparavant, mais maintenant ce n’est plus possible.

— Alors, Silverman est votre nom de jeune fille ?

— En effet. J’ai préféré le garder, c’est plus simple pour la paperasse.

Elle devait avoir un peu plus de la trentaine, ou peut-être moins. Elle paraissait un peu fatiguée. Elle était vêtue d’une veste et d’une jupe passablement défraîchies, ne portait aucun bijou, hormis son alliance. Sa chevelure auburn bouclée, maintenue en place par des barrettes hideuses, surmontait des yeux bruns assez jolis, mais dissimulés derrière des lunettes aux verres épais comme des culs de bouteille. Un visage plutôt agréable, un peu neutre, sans aucun maquillage.

Comment se fait-il que les bibliothécaires ressemblent toujours à des bibliothécaires ? se demanda Carmine.

— J’aimerais pouvoir vous aider, dit-elle, mais je ne me souviens pas avoir jamais vu un de ces sacs. Je ne me rends jamais au rez-de-chaussée, sauf pour prendre l’ascenseur quand j’arrive.

— Vous avez des amies ?

— Sonia Liebman, de la salle d’op, mais c’est tout.

— Et Mlle Dupré, ou Mlle Vilich, qui sont à votre étage ?

— Ces deux-là ? dit-elle d’un ton méprisant. Elles sont bien trop occupées à s’étriper pour remarquer mon existence.

Ah ah ! Enfin un peu d’information !

Carmine décida de passer voir Mlle Dupré. De grands panneaux vitrés s’étendaient des deux côtés de son bureau : l’un dominant la ville, l’autre donnant sur le sud, en direction du port perdu dans la brume. Pourquoi le Prof ne s’était-il pas réservé cet endroit ? Avait-il eu peur de perdre trop de temps à contempler une vue aussi superbe ? Mlle Dupré avait en tout cas assez de détermination pour résister à la tentation.

Elle se leva, pour lui faire sentir qu’elle était plus grande que lui, ce qui manifestement la ravissait. Une femme très intelligente, très efficace, très observatrice, tout cela se voyait dans ses superbes yeux.

— Qu’est-ce qui vous a amenée au Hug ? demanda Carmine en s’asseyant.

— Une carte de séjour ! En Angleterre, j’étais administratrice adjointe d’un centre régional de santé, j’avais la responsabilité de tous les centres de recherche des hôpitaux et des universités du coin.

— Qu’est-ce que vous ignorez du Hug ?

— Pas grand-chose.

— Et s’agissant des sacs où on place les animaux morts ?

— Votre inexplicable fixation là-dessus a été remarquée par bien d’autres que moi, et personne ne sait pourquoi vous leur accordez tant d’importance, bien que j’aie ma petite idée. Pourquoi ne pas me dire la vérité, lieutenant ?

— Contentez-vous de répondre à mes questions, mademoiselle Dupré.

— Alors, posez-m’en une.

— Vous avez déjà vu un de ces sacs ?

— Bien sûr. Étant l’administratrice du Hug, je suis amenée à tout inspecter. Les modèles précédents étaient très médiocres, si bien que j’ai dû étudier la question en détail. Mais d’ordinaire, je ne vois aucun de ceux qui contiennent des corps.

— À quelle heure Cecil Potter et Otis Green quittent-ils leur travail ?

— À 15 heures.

— Tout le monde le sait ?

— Bien sûr. Certains chercheurs s’en plaignent, d’ailleurs. Ils semblent croire que le monde entier est à leur service. Je leur réponds que M. Potter et M. Green ont des horaires liés à l’entretien des animaux. Vu leurs rythmes circadiens, il faut s’en occuper dans un délai de trois à quatre heures après le lever du soleil. Le soir, c’est moins important, du moment qu’ils ont été bien nourris et qu’on a nettoyé leur cage.

— À part s’occuper des animaux, Otis a-t-il d’autres responsabilités ?

— Cela lui prend le plus clair de son temps. Il nous débarrasse des divers déchets, il répare les éclairages... Les techniciennes lui demandent aussi d’aller leur chercher des bonbonnes de gaz. Elles s’en chargeaient elles-mêmes jusqu’au jour où l’une d’elles en a renversé une accidentellement. Heureusement, il s’agissait d’un gaz inerte... Il arrive aussi qu’un chercheur travaille avec des substances émettant des rayons gamma, ce qui exige la mise en place de barrières composées de briques de plomb, qui sont très lourdes.

Elle se leva de nouveau.

— D’autres questions, lieutenant ?

— Non. Merci de votre compréhension.

Il se dirigea vers le bureau de Tamara Vilich en se demandant comment l’aborder. Il ne devait en aucun cas se mettre à dos cette source d’informations importante.

Il nota en entrant qu’une des portes de son bureau permettait d’accéder à celui du Prof.

— Vous rendez-vous compte, dit Tamara Vilich d’un ton un peu acide, que nous obliger à rester ici a provoqué beaucoup d’inconvénients ? Je suis en retard pour un rendez-vous.

— C’est le prix du pouvoir, répondit Carmine sans prendre la peine de s’asseoir. Moi aussi, j’en ai souffert, mademoiselle Vilich. Pas de petit déjeuner, pas de repas de midi, et pas encore de dîner.

— Alors, allez-y ! Je dois partir au plus vite !

Du désespoir dans sa voix... Intéressant.

— Est-ce qu’il vous arrive de voir les sacs contenant les animaux morts ?

— Non, répondit-elle en jetant un regard à sa montre. Bon sang !

— Jamais ?

— Jamais !

— Alors, vous pouvez vous rendre à votre rendez-vous, mademoiselle Vilich. Encore merci !

— Je suis en retard ! s’écria-t-elle. En retard !

Et elle partit en courant avant même que Carmine ait le temps de frapper à la porte donnant sur le bureau du Prof.

Celui-ci avait l’air encore plus préoccupé que lors de leur rencontre précédente ; sans doute parce qu’il ne s’était rien passé qui puisse apaiser son inquiétude ou satisfaire sa curiosité.

— Je vais devoir informer le conseil de surveillance, dit-il avant même que Delmonico ait ouvert la bouche.

— Le conseil de surveillance ?

— Le Hug est financé par des fonds privés, lieutenant, et c’est le conseil qui supervise ses activités. Sa générosité est directement proportionnelle à l’originalité et à l’importance des travaux menés ici. Notre réputation est sans égale ! Et voilà que cette... singularité arrive ! Un événement qui pourrait gravement affecter la qualité de nos recherches !

— Qui est membre de ce conseil ?

— William Parson, après sa mort en 1952, a légué son empire à ses deux neveux : Roger junior, qui préside le conseil, et Henry Parson, qui est son adjoint. Leurs fils, Roger III et Henry junior, en sont également membres, comme un cinquième Parson, Richard Spaight, qui dirige la Parson Bank et qui est le fils de la sœur de William Parson. Mawson Macintosh, le président de Chubb, et le docteur Wilbur Dowling, doyen de la faculté de médecine, font également partie du conseil, comme moi.

— Si bien que le clan Parson dispose d’une forte majorité. Ils doivent vous serrer la vis...

Le Prof parut stupéfait.

— Pas du tout ! Bien au contraire ! Tant que nous continuons les brillants travaux que nous avons commencés il y a quinze ans, nous avons pour ainsi dire carte blanche. Le testament de William Parson était très précis à ce sujet. Il disait toujours : « Payez les gens des cacahuètes, et vous n’aurez que des singes. » Nos chercheurs sont donc très bien payés, et ils sont infiniment plus vifs que nos macaques. D’où mon inquiétude au sujet de cet événement, lieutenant.

Carmine prit un air innocent.

— Qu’est-ce qui se passe entre Mlle Dupré et Mlle Vilich ?

Le long visage de Smith se plissa.

— C’est évident à ce point ?

— Pour moi, oui, répondit Carmine, qui se garda bien de citer Hilda Silverman.

— Pendant les neuf premières années du Hug, Tamara en a été l’administratrice, tout en étant ma secrétaire. Ensuite, elle s’est mariée. Je ne sais rien de son époux, sinon qu’il l’a quittée au bout de quelques mois. La qualité de son travail avait beaucoup souffert pendant cette période, si bien que le conseil a décidé qu’il nous faudrait une personne qualifiée pour gérer nos affaires.

— Son mari était du Hug ?

— Non, pas du tout. Pour être parfaitement franc, il a persuadé la pauvre fille de se prêter à un détournement de fonds. Nous avons réglé l’affaire sans intenter d’action en justice.

— Je suis surpris que le conseil n’ait pas exigé que vous la flanquiez à la porte.

— Je ne pouvais pas faire ça, lieutenant. Quand elle est arrivée, elle sortait d’une école de secrétariat locale, elle n’a jamais eu d’autre boulot.

Le Prof poussa un profond soupir.

— Il était inévitable qu’à l’arrivée de Mlle Dupré, Tamara la prenne en grippe. C’est dommage. Mlle Dupré fait de l’excellent travail, bien meilleur que celui de Tamara, pour être franc. Elle a des diplômes d’administration médicale et de comptabilité.

— Une femme coriace ! Peut-être se seraient-elles mieux entendues si Mlle Dupré avait été plus séduisante ?

Mais le Prof ne mordit pas à l’hameçon et préféra répondre à côté :

— Mlle Dupré est très aimée partout ailleurs.

Carmine regarda sa montre.

— Il est temps que je vous laisse rentrer chez vous, professeur. Merci de vous être montré si coopératif.

Tous deux s’engagèrent dans le couloir.

— Vous ne pensez quand même pas que le corps a un rapport quelconque avec le Hug et ceux qui y travaillent ? demanda le Prof.

— Je pense qu’il a un très étroit rapport avec le Hug et ceux qui y travaillent. Professeur, pendant que j’y pense, reculez la réunion du conseil jusqu’à lundi prochain. Vous pouvez expliquer la situation à Roger Parson junior et au président Macintosh, mais que ça s’arrête là ! Aucune exception, qu’il s’agisse des collègues ou des épouses.

 

Le Malvolio, situé à deux pas des bâtiments administratifs du comté, restait ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Peut-être parce que nombre de ses habitués étaient vêtus de bleu marine, le décor évoquait un peu une porcelaine Wedgwood : des murs bleu clair, des moulures de plâtre blanc représentant des sirènes, et des guirlandes pour donner du contraste à l’ensemble. Abe et Corey étaient depuis longtemps rentrés chez eux quand Carmine gara la Ford devant le restaurant. Il y entra et commanda un pâté de viande avec des pommes de terre sautées, une salade et deux parts de tarte aux pommes.

L’estomac enfin rempli, il rentra chez lui à pied, prit une longue douche puis, nu, se laissa tomber sur le lit et s’endormit aussitôt.

 

Revenant chez elle, Hilda Silverman découvrit que Ruth avait déjà préparé le dîner : des côtelettes de porc dont elle n’avait pas pris la peine d’ôter la graisse, des pommes de terre en sachet, une salade sortie du frigo et déjà molle parce qu’assaisonnée trop tôt, un gâteau au chocolat. Comme d’habitude ! pensa la jeune femme. C’était un miracle que Keith garde la ligne, avec les repas que préparait sa mère.

Il n’était d’ailleurs pas là. Son assiette, couverte de papier d’aluminium, était posée sur une marmite d’eau chaude que Ruth maintenait sur la cuisinière jusqu’à ce que son fils soit de retour, parfois à 2 ou 3 heures du matin.

Hilda n’aimait guère sa belle-mère, une femme du peuple souvent agressive, mais toutes deux étaient unies par Keith, et aucune jalousie ne les opposait. Il était tout pour elles. S’il préférait que les gens ignorent ses origines sociales, sa mère n’y voyait aucun inconvénient : elle serait morte pour lui aussi gaiement qu’Hilda.

La présence de Ruth avait l’avantage de permettre à Hilda de conserver un travail fort bien payé. Et le fait d’habiter Griswold Lane à Holloman, Connecticut, ne semblait pas déranger Ruth outre mesure. Pourtant, Keith et Hilda vivaient dans la pire maison de la rue. Le loyer y était ridicule, ce qui leur permettait de mettre de côté la plus grosse part de leurs salaires – celui d’Hilda étant le double de celui de son mari. Maintenant que Keith avait passé son doctorat, il comptait reprendre une clientèle en neurochirurgie, de préférence à New York. Pas question de se contenter d’une carrière universitaire, aussi fastidieuse que mal payée ! Alors, sa mère et son épouse luttaient héroïquement pour l’aider à satisfaire ses ambitions. Ruth était une radine née, et Hilda rognait sur toutes les dépenses. Mais Keith devait avoir les plus beaux vêtements, la plus belle voiture, et son travail exigeait évidemment qu’il porte des verres de contact. Ce qu’il voulait, il devait l’avoir.

Il fit son apparition au moment même où les deux femmes s’asseyaient, et avec lui entrèrent dans la maison le soleil, la lune, les étoiles et tous les anges du paradis. Hilda se leva d’un bond pour l’enlacer et poser la tête sur son épaule. Il était si grand, si... si fantastique !

— Bonsoir, chérie, dit-il en se penchant pour déposer un baiser sur la joue de sa mère. Maman, qu’est-ce qu’on mange ? C’est toi qui as préparé ces côtes de porc ?

— Bien sûr ! Assieds-toi pendant que je vais chercher ton assiette.

Keith et Ruth entamèrent avec enthousiasme leur médiocre repas, Hilda se contentant de picorer.

— Il y a eu un meurtre au Hug aujourd’hui, dit-elle en s’efforçant de découper une côtelette.

— Grands dieux ! s’exclama Ruth. Un vrai ?

— On a trouvé un cadavre, en tout cas. C’est pourquoi je suis rentrée si tard. La police était partout, ils ne nous ont pas laissés sortir, même pour déjeuner. Je ne sais pas pourquoi, ils ont interrogé le troisième étage en dernier, comme si nous pouvions savoir quoi que ce soit sur un corps retrouvé au rez-de-chaussée !

Keith se servit deux autres côtelettes.

— On ne parlait que de ça à la fac de médecine et à l’hôpital. Je suis resté à la salle d’op toute la journée, l’anesthésiste et l’infirmière ne discutaient de rien d’autre ! Comme si un anévrisme bifide sur une artère cérébrale ne suffisait pas ! Un peu plus tard, le radiologue nous a appris qu’il y en avait un autre sur l’artère basilaire, si bien que notre boulot ne servira sans doute à rien.

— Mais l’angiogramme aurait dû le montrer, non ?

— Missingham n’a vu les radios que lorsque nous avions presque fini, il était à Boston. Et comme son assistant ne pourrait pas trouver son cul dans son pantalon, même avec les deux mains – excuse-moi, maman ! –, il n’a pas vu le second anévrisme. C’était vraiment une journée pourrie.

Hilda lui lança un regard plein d’adoration. Comment avait-elle réussi à retenir l’attention de Keith Kyneton ? C’était un mystère, mais quel bonheur ! Il était l’incarnation de tous ses rêves, avec ses cheveux bouclés, ses beaux yeux gris, son corps musclé. Adorable, vraiment ! Sans compter que c’était un neurochirurgien de grand talent, spécialisé dans les anévrismes cérébraux. Voilà peu, ils étaient encore inopérables, mais les progrès techniques avaient changé tout cela, et l’avenir professionnel de Keith était assuré.

Mais Ruth ne pensait qu’au meurtre.

— Donnenous tous les détails ! s’écria-t-elle, les yeux brillants.

— C’est impossible, Ruth, dit Hilda, je n’en ai aucun ! La police reste muette, le lieutenant avec qui j’ai discuté pourrait donner des leçons de discrétion à un curé. Sonia m’a dit qu’il lui avait fait l’impression d’être très intelligent et cultivé, et c’est aussi mon sentiment.

— Il s’appelle comment ?

— Je ne sais plus, c’est un nom italien.

— Comme toujours ! lança Keith en éclatant de rire.

 

Le repas terminé, les deux fils Smith se virent enjoindre d’aller dans leur chambre pour terminer leurs devoirs.

— Tout ça va nous rendre la vie difficile, soupira le Prof.

— Tu veux parler du conseil ? demanda Eliza en lui versant un autre café.

— Oui, mais c’est surtout le boulot. Tu sais à quel point les gens du centre sont caractériels ! À part Addison, le seul à ne pas venir m’ennuyer. Il est heureux d’être en vie, il fait ses huit kilomètres de jogging par jour... C’est sans doute le complexe de Lazare, il a l’impression d’être ressuscité des morts.

Eliza gloussa.

— Il ne lui vient pas à l’idée qu’un jogger ruisselant de sueur n’est pas un compagnon de travail agréable ? Mais j’ai de la peine pour sa femme.

— Robin ? Cette nullité ? Et pourquoi donc ?

— Parce qu’Addison la traite comme une bon-niche. Le mal qu’elle doit se donner pour trouver quelque chose qu’il consentira à manger ! En plus, c’est elle qui lave son survêtement trempé et puant ! Bon, elle n’est pas la personne la plus... intelligente de la planète, mais il le lui fait bien sentir ! Je me souviens avoir surpris un jour le regard qu’il lui lançait, j’en ai eu la chair de poule. C’est sûr, il la hait !

— C’est ce qui arrive souvent quand un étudiant en médecine épouse une infirmière, conclut Smith d’un ton sec. Il n’y a pas d’égalité intellectuelle entre eux. Une fois qu’il a réussi, elle lui fait honte.

— Tu seras toujours aussi snob.

— Non, simplement pragmatique – et j’ai raison !

— Bon, bon, tu es peut-être dans le vrai, mais c’est quand même cruel de sa part. Ils ont cette tour magnifique qui surplombe le port, et il ne veut pas qu’elle y entre ! Qu’est-ce que c’est, la chambre de Barbe-Bleue ?

— Une preuve de plus de l’obsession de l’ordre propre à Addison. Après tout, je t’interdis bien l’accès de la cave !

— Et je ne m’en plains pas. Mais je te trouve trop dur avec les garçons. Ils ont passé l’âge de détruire par plaisir, pourquoi ne pas les y admettre ?

Le visage de Smith se durcit.

— Ils sont définitivement exclus du sous-sol.

Il avait pris un regard buté montrant assez qu’il n’écouterait plus. Eliza préféra changer de sujet.

— Bob, est-ce que cette histoire de meurtre est vraiment grave ? Il est quand même impossible que ça soit lié au Hug !

— J’en suis bien d’accord, mais ce n’est pas l’opinion de la police. Te rends-tu compte qu’ils ont pris les empreintes de tout le monde ? Heureusement que nous avions du xylène pour enlever l’encre !

— As-tu vu ma veste à carreaux rouge ? demanda Polonowski à sa femme.

Paola était dans la cuisine, Mikey sur la hanche et Esther accrochée à sa jupe, et jeta à son mari un regard où se mêlaient le mépris et l’exaspération.

— Walt, bon sang, ce n’est quand même pas la saison de la chasse !

— Elle est toute proche ! C’est précisément pour la préparer que je me rends à la cabane ce week-end, et c’est pour ça que j’ai besoin de ma veste, que je ne trouve pas parce qu’elle n’est pas où elle devrait !

— Comme toi !

Elle installa Mikey dans sa chaise haute, Esther sur une chaise pourvue d’un épais coussin, puis s’écria :

— Stanley ! Bella ! Le dîner est prêt !

Les deux aînés arrivèrent à toute allure en hurlant qu’ils mouraient de faim. Leur mère était une cuisinière fantastique, qui ne leur faisait jamais manger ce qu’ils n’aimaient pas : ni carottes, ni épinards, ni choux !

Walter s’assit à un bout de la longue table, Paola à l’autre.

— Ce que je ne peux pas supporter, dit-elle, c’est ton égoïsme. Ce serait si bien d’avoir un endroit pour emmener les enfants le week-end, mais non ! Personne n’a le droit d’aller dans cette cabane !

— En effet, répondit-il d’un ton froid en entamant ses lasagnes. Mon grand-père me l’a léguée, elle est à moi, et à personne d’autre. C’est le seul endroit où je peux échapper au vacarme.

— Celui de ta femme et de tes quatre enfants, c’est ça ?

— Oui.

— Walt, si tu ne voulais pas d’enfants, il fallait y penser avant. Il faut être deux pour danser le tango.

— C’est quoi, le tango ? demanda Stanley.

— Une danse sexy, répondit sa mère d’un ton sec.

Ce qui fit hurler de rire Polonowski, sans que son fils comprenne pourquoi. Puis il s’essuya les yeux et remplit de lasagnes l’assiette vide de Stanley avant de se resservir.

— Je pars vendredi soir, Paola, et je reviens lundi à l’aube. J’ai des montagnes de choses à lire, et c’est impossible, ici.

— Walt, si seulement tu abandonnais tes recherches idiotes pour exercer dans le privé ! Nous pourrions vivre dans une maison assez grande pour accueillir douze enfants, sans que tu sois dérangé. Tu as une réputation fantastique, on t’a déjà fait des propositions en ce sens, dans des endroits bien meilleurs qu’ici : Atlanta, Miami, Houston... Des endroits où il fait chaud !

Il frappa du poing sur la table.

— Et comment sais-tu qu’on m’a fait des offres, Paola ? demanda-t-il d’un ton menaçant.

— Tu laisses traîner tes lettres, j’en trouve partout.

— Et tu les lis ! Et ensuite tu te demandes pourquoi j’ai besoin d’un peu de tranquillité ! Mon courrier est privé, tu m’entends ! Privé !

Il se leva brusquement et sortit, tandis que sa femme et ses enfants restaient bouche bée. Paola alla chercher la crème glacée dans le réfrigérateur.

Sur le mur, juste à côté de l’endroit où elle était assise, était accroché un miroir dans lequel elle se regarda. Les larmes lui vinrent aux yeux. Huit années avaient suffi à transformer une jeune fille vive et jolie en une femme maigre, quelconque, qui faisait plus que son âge.

Rencontrer Walt, le captiver, le séduire, quel bonheur ! Un médecin si brillant que bientôt ils seraient riches. Mais elle n’avait pas deviné qu’il ne comptait nullement abandonner la recherche universitaire. Et les enfants s’étaient succédé sans interruption. Pour ne pas tomber enceinte une cinquième fois, elle avait dû se résoudre à commettre un péché : elle prenait la pilule.

Leurs querelles les détruisaient. Walt passait de plus en plus de temps dans cette cabane qu’elle n’avait jamais vue et ne verrait jamais. Il refusait même de lui dire où elle se trouvait.

 

Le docteur Hideki Satsuma entra dans sa garçonnière, au sommet du plus haut bâtiment de la ville, et sentit les épreuves de la journée lui glisser des épaules.

Eido était rentré plus tôt, pour arranger l’endroit comme son maître le souhaitait, avant de regagner, dix étages en dessous, l’appartement beaucoup moins élégant où il vivait avec sa femme.

Le décor était d’une simplicité trompeuse : des murs couverts de feuilles de cuivre battu, des portes de bois noir à petits carreaux de papier, un plancher noir et luisant, un paravent orné de femmes aux yeux fendus, un piédestal de pierre noire sur lequel était posé un vase contenant une fleur unique, mais parfaite. Des sushis attendaient, déposés sur la table de bois laqué.

Lorsque Satsuma entra dans sa chambre, il vit un kimono étalé sur un futon. Après avoir pris un bain dans le jacuzzi et s’être restauré, il se dirigea vers le mur de verre de sa cour et en admira la perfection en silence. Installer tout cela lui avait coûté cher, mais Satsuma n’avait jamais eu à se préoccuper d’argent. Autrefois, c’était une surface ouverte qui abritait un jardin. La paroi était aujourd’hui un miroir sans tain : on ne pouvait voir à travers que de l’intérieur. La cour contenait peu de choses : quelques bonsaïs, dont un érable d’un âge incroyable, un grand cyprès d’Hollywood qui avait un peu la forme d’une double hélice, une vingtaine de rochers aux formes assorties, quelques cailloux de marbre aux couleurs variées, formant un motif compliqué sur lequel il ne fallait pas marcher. Les forces gouvernant son univers intime se trouvaient réunies là, de la manière la plus heureuse pour son bien-être.

Mais ce soir-là, à contempler sa cour, Hideki Satsuma comprit que son monde intime tremblait sur ses bases, qu’il allait devoir réarranger les arbres, les pierres et les rochers pour neutraliser cet événement inattendu, profondément perturbant, et qu’il ne pouvait contrôler, ce qui était inhabituel. Ici... Là où les méandres d’un ruisselet couraient entre des galets de jade... Et ici, où un grand rocher gris, dressé comme une lame de sabre, s’opposait à la rondeur d’un autre rocher, de couleur rouge... Là, où la double hélice du cyprès d’Hollywood s’effilait peu à peu en montant vers le ciel... Tout d’un coup, l’arrangement d’ensemble lui parut discordant. Il allait devoir tout recommencer.

Il songea à sa petite maison de Cape Cod, sur la plage. Ce qui s’y était passé récemment exigeait une période de repos. D’ailleurs, c’était trop loin, même avec sa Ferrari marron. Cette demeure avait une autre fonction et, si elle était liée, comme le reste, à l’ébranlement de son univers, l’épicentre du phénomène était ici, dans sa cour.

Cela pouvait-il attendre le week-end ? Non. Se penchant, Hideki Satsuma appuya sur le bouton qui ferait venir Eido.

 

Desdemona arriva chez elle, au second étage d’une maison de Sycamore Street, juste au-delà du Creux. Elle prit d’abord un bon bain chaud, puis passa dans la cuisine pour ouvrir une boîte de ragoût de bœuf, et une autre de pudding au riz. Faire la cuisine ne l’intéressait guère, pas plus qu’elle ne portait d’intérêt à la décoration : elle ne remarquait plus le lino usé et le papier peint qui se décollait.

Enfin, vêtue d’un peignoir de flanelle à carreaux, elle passa dans le séjour, où son panier à couture en osier l’attendait à côté de son fauteuil préféré. Fronçant les sourcils, elle y plongea la main pour retrouver la pièce de soie qu’elle brodait à l’intention de Charles Ponsonby. Elle aurait dû être sur le dessus, Desdemona en était sûre.

Pourtant, elle ne trouva qu’une poignée de poils noirs, bouclés, assez courts, qu’elle prit pour les examiner. C’est à ce moment qu’elle aperçut sa broderie par terre, derrière le fauteuil. La ramassant, elle la regarda de près, mais l’objet était intact, tout au plus vaguement froissé. Bizarre, tout de même !

Puis Desdemona comprit et pinça les lèvres. Son fichu propriétaire, qui vivait juste en dessous, était venu fouiner. Mais qu’y faire ? Sa femme était charmante, et lui aussi, à sa façon. Et où trouver un appartement meublé, dans un quartier tranquille, pour soixante-dix dollars par mois ? Elle s’en alla jeter les poils dans la poubelle de la cuisine, puis s’installa dans le fauteuil pour se remettre à ce qu’elle considérait comme la broderie la plus réussie qu’elle ait jamais faite. Des motifs compliqués, allant du saumon au cramoisi, sur un fond de soie rose pâle.

Fichu proprio, quand même ! Il méritait une bonne leçon !

 

Tamara se lassa de peindre ; pour une fois, elle était incapable d’imaginer un visage suffisamment hideux, suffisamment terrifiant. Cela viendrait, mais pas ce soir. Ce Delmonico, quelle insolence ! Des épaules si larges qu’il avait l’air plus petit qu’il ne l’était, un cou énorme, une tête massive. Il lui avait fait rater son rendez-vous ! Elle aurait voulu lui donner les traits d’un porc, mais elle avait beau essayer, elle n’y parvenait pas.

Elle ne pouvait dormir, et que faire d’autre ? Lire un de ses romans policiers pour la millième fois ? Se laissant tomber dans un fauteuil, elle décrocha le téléphone.

— Chéri ? demanda-t-elle quand une voix ensommeillée répondit.

— Je t’ai dit de ne jamais appeler ici !

Et on raccrocha.

 

Cecil était au lit avec Alberta, la tête posée sur son opulente poitrine, et tentait d’oublier l’affolement de Jimmy.

 

Otis écoutait le bip électronique de son propre cœur, les larmes coulant sur son visage. Plus de briques de plomb à mettre en place, plus de bonbonnes de gaz à transporter, plus de cages à trimballer dans l’ascenseur. Qu’est-ce qu’il aurait comme retraite ?

 

Wesley était trop excité, trop heureux, pour pouvoir dormir. Mohammed el Nesr était resté bouche bée en apprenant la nouvelle ! Le péquenot venu de Louisiane semblait tout d’un coup être devenu quelqu’un d’important. Mohammed l’avait chargé de le tenir informé de tout ce qui concernerait le meurtre au Hug. Il allait s’y mettre.

Nur Chandra était dans le petit cottage où seuls lui et Mistarthur, son homme à tout faire, pénétraient. Il était assis en tailleur, mains sur les genoux, paumes vers le haut. Ni endormi, ni éveillé. Il était ailleurs, dans un autre plan d’existence. Il y avait des monstres à bannir, de terribles monstres.

 

Maurice et Catherine Finch étaient dans la cuisine et examinaient les comptes.

— Des champignons ? s’exclama-t-elle. Mais ça te coûtera plus que ça ne peut te rapporter ! Et mes poulets n’en mangeront pas.

— Chérie, il faut essayer. Tu as dit toi-même que creuser le tunnel serait un bon exercice. Maintenant que c’est fait, qu’avons-nous à y perdre ? Je cultiverai des espèces exotiques, pour des boutiques très chic de New York.

— Tout ça va nous coûter beaucoup d’argent.

— Cathy, nous ne sommes quand même pas à court ! Nous n’avons pas d’enfant, et qu’est-ce que tes nièces et mon neveu feront de cet endroit, plus tard ? Ils le vendront. Alors, autant nous amuser un peu !

— Bon, vas-y, cultive tes champignons ! Mais ne viens pas dire que je ne t’ai pas prévenu !

Il sourit et posa la main sur la sienne.

— Je te promets de ne pas me plaindre si ça rate. Mais je suis sûr que ça ne ratera pas !